La douleur

Le concept de douleur est universel dans le sens où tout un chacun l’a déjà expérimentée. Elle accompagne l’être humain tout au long de sa vie, tenant le rôle d’éducateur, d’alarme, d’inquisiteur, de maître parfois. Le monde médical s’est donné pour but de la réduire au silence, et, pour cela, use de mesures ou de techniques toujours plus avancées pour la traquer et ainsi mieux l’éradiquer. Mais malgré tout, la douleur réussit encore à se cacher et à apparaître là où on ne l’attend pas. Elle est le symptôme subjectif par excellence. Pour René Leriche « la santé c’est le silence des organes » la douleur, elle, met le corps à vif, rappelant à l’homme sa dépendance soudaine à un corps qui lui échappe.

La douleur est profondément intime. Elle vient dire quelque chose du malade. Toute douleur corporelle est de nature psychique, et la sensation douloureuse se vit à tort dans le corps, alors qu’elle se situe, en vérité, dans le cerveau. Ainsi que l’émotion douloureuse, qui elle, se situe dans les soubassements du Moi, au niveau du Ça.
Cette douleur résulte de l’affect qu’éprouve le Moi lorsque, blessé, il surinvestit la représentation psychique de la blessure dans un effort pour se défendre. Cette lutte défensive est, hélas, inadéquate et ne fait que décupler la douleur. La douleur psychique est formée d’un sentiment obscur, inintelligible et cabalistique, qui se dérobe au rationnel. A la différence de la douleur corporelle, il n’y a ici aucune atteinte tissulaire.
La douleur est toujours frappée par l’immédiateté et l’imprévisibilité. Quand une douleur apparaît, c’est que nous sommes en train de traverser une épreuve décisive. Cette épreuve, est l’épreuve d’une séparation subite ou définitive avec un objet. Cette séparation va nous tourmenter, nous bouleverser, au point où nous sommes acculés à nous reconstruire. La douleur psychique serait donc une douleur de séparation, dans le cas où cette séparation est vécue pour nous comme un arrachement à cet objet désiré. Il est important de préciser que cette douleur psychique ne se limite pas à cette perte de l’être aimé, mais concerne également ce qui se rapporte à l’humiliation, la mutilation, l’abandon. Le deuil, l’abandon, l’humiliation et la mutilation se rapportent tous les quatre à un objet aimé, à des degrés divers. Cet objet aimé est ce qui permet de réguler notre psychisme, afin que ce dernier soit en parfaite harmonie. Cette douleur émane du Ça, car le Ça correspond à la perte. La douleur est dans les soubassement du Moi.
Le psychanalyste J.-D. Nasio affirme « qu’il n’est de douleur que sur fond d’amour ». Il montre alors que la douleur psychique est en lien avec le narcissisme. Il y aurait de ce fait, un changement d’investissement qui passerait du narcissique à l’objet convoité. En somme, être amoureux est ce qui affaiblit le plus nos défenses face à la douleur. J.-D. Nasio définit la douleur psychique comme « l’affect qui résulte de la rupture brutale du lien qui nous attache à l’être ou à la chose aimée».

Freud parle du deuil comme l’une des quatre circonstances de la douleur psychique, et plus précisément du travail du deuil. Le deuil de l’aimé est ce qui permet de comprendre au mieux la douleur mentale. Le deuil, contrairement à la douleur de la perte, peut s’éterniser tout au long de l’existence de l’individu, en paralysant sa vie d’endeuillé. Freud dit que « l’endeuillé sait qui il a perdu, mais ne sait pas ce qu’il a perdu en perdant son aimé ». Toutefois, il est important de préciser que la vraie cause de la douleur n’est pas la perte en elle même, mais plutôt l’effondrement du fantasme qui a été construit avec l’objet. Le Moi est ici dissocié face à cette douleur d’aimer. Le moi est tiraillé entre son amour effréné de l’objet perdu et sa constatation de l’absence de cet objet. Autrement dit, le moi continu psychiquement à aimer l’objet perdu tout en reconnaissant en même temps qu’il ne reviendra jamais. Ce qui est douloureux ici, c’est de continuer à aimer l’être que nous avons perdu. Il y a donc une dissociation entre aimer et savoir. Cette lacune du Moi entre l’absence de l’autre et sa présence vivante en moi se rapporte au mécanisme de défense qui correspond au clivage.

Parler de sa douleur :

La douleur est le premier mobile de la consultation médicale. Le malade prend sa douleur et la « dépose » au pied du médecin qui se doit de la nommer, de lui donner un sens et enfin de l’éradiquer. Mais la douleur, dans sa singularité, rend difficile toute tentative d’expression verbale et objective. Comme l’écrit David Le Breton « La douleur est un échec radical du langage ». En effet, comment exprimer de manière rationnelle ce fait si personnel et intime qu’est l’expérience de la douleur ? Celle-ci s’éprouve mais ne se raconte pas.
Elle met en évidence la défaillance de la pensée et de la parole en la paralysant : quand on a mal, on gémit, on pleure, on crie, on se plaint ou l’on se tait. Ici, pas besoin d’un vocabulaire recherché sur ce que l’on éprouve. Le langage se vide, créant un écran entre le malade et les autres.
La norme sociale est inhibée au profit de l’expression de la douleur.
L’individu s’autorise le droit de ne plus répondre à la norme collective, et s’en voit rejeté, l’isolant d’autant plus des autres.
Il n’est pas rare non plus de voir des patients proférer des insultes et des remarques acerbes sous le coup de la douleur, qu’ils regrettent aussitôt. La douleur peut rendre le sujet méconnaissable même pour ses proches. Elle s’insinue en l’individu et devient maître de son corps, elle impose sa présence et vient modifier subtilement la totalité du rapport au monde. Elle devient donc une menace pour l’identité du sujet.

La douleur est un concept universel et singulier. Nous l’éprouvons tous au cours de notre vie, à des intensités plus ou moins fortes et sur des périodes plus ou moins longues. Qu’on en connaisse la cause, ou au contraire qu’elle soit inconsciente, la douleur reste une expérience intime pour le sujet. Elle renvoie à une signification propre à l’individu dans sa singularité, et elle ne peut se traduire et se comprendre sans le sujet lui-même, et les séparer l’un de l’autre est un non sens.
Bien que la médecine ne la perçoive que comme une chose encombrante dont il faut se débarrasser au plus vite, la douleur a son utilité. Lui faire une place, permet de faire une place au sujet lui-même, et, ainsi, l’écouter dans ce qu’il a à dire à travers sa douleur. Car la douleur peut également être vue comme un signal d’alarme que lance l’individu au monde, elle rend le sujet vivant.
Et comme le dit David Le Breton : « Elle rappelle à la ferveur d’exister. Elle est un memento mori qui ramène l’homme à l’essentiel. » (2006).

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